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Clémentine Lacoste et Anne-Laure Vojique

Avocats en droit de la fonction publique

Discipline : sanction ne veut pas dire suspension !

Dans une affaire récente, la Cour administrative d’appel de Nancy a eu l’occasion de revenir sur la suspension de fonctions, mesure fréquemment prise par les administrations avant l’engagement d’une procédure disciplinaire, en insistant sur l’exigence de gravité des faits commis.

 

 

 

Dans cette affaire (CAA Nancy, 23 juin 2022, req. n° 20NC03481), un agent contractuel engagé comme musicien au sein de l’orchestre symphonique et lyrique de Nancy s’était présenté sur scène, quelques minutes seulement avant le début d’un concert pédagogique destiné à des enfants, revêtu de chaussures de moto, d’un pantalon et d’une veste de cuir noir. La régisseuse générale de l’orchestre, chargée notamment de veiller à la bonne tenue des musiciens lors des représentations, s’est approchée de lui pour lui demander de retirer sa veste. Mais l’agent s’est alors levé brusquement, a haussé le ton et a quitté la scène en exigeant des excuses. Puis l’altercation avec la régisseuse s’est poursuivie dans les coulisses ; l’agent a réitéré sa demande d’excuses, faisant valoir que les dispositions du règlement intérieur concernant la tenue des musiciens ne s’appliquaient pas aux concerts pédagogiques et avertissant vouloir porter plainte à l’encontre de l’intéressée pour avoir osé le déranger pendant son « travail de chauffe », alors qu’elle « ne vient pas du milieu artistique et (…) n’y connaît rien ». L’agent s’est ensuite redirigé vers la scène pour prendre sa place, et le concert a pu démarrer avec seulement quelques minutes de retard.

 

Par un arrêt pris le jour même, le président du conseil d’administration de la régie personnalisée de l’Opéra national de Lorraine a prononcé la suspension du requérant avec effet immédiat dans l’attente de l’issue de la procédure disciplinaire qui sera engagée à son encontre. Au terme de ladite procédure, l’agent a finalement été sanctionné 3 mois plus tard par un blâme.

 

Compte tenu de cette sanction, l’agent a alors demandé au tribunal administratif l’annulation de l’arrêté prononçant sa suspension de fonctions. La juridiction lui ayant donné droit, c’est cette fois l’Opéra qui a fait appel de la décision rendue et qui amené la Cour administrative d’appel de Nancy à trancher cette affaire.

 

 

La Cour a d’abord rappelé les conditions de la suspension de fonctions :

  • tout d’abord, cette mesure peut être mise en œuvre par l’autorité compétente lorsqu’elle estime que l’intérêt du service exige d’écarter provisoirement de son emploi un agent, en attendant qu’il soit statué disciplinairement sur sa situation ;
  • pour cela, il faut que l’autorité soit en mesure d’articuler à l’encontre de l’agent des griefs qui ont un caractère de vraisemblance suffisant ET qui permettent de présumer que celui-ci a commis une faute grave. Les conditions sont donc bien cumulatives ;
  • dernière précision, en cas de contentieux, le juge vérifiera si les faits dont disposait l’autorité territoriale étaient suffisants au jour de la décision. En pratique donc, des éléments obtenus ultérieurement ne pourront pas être utilisés par l’administration pour justifier de la légalité de la mesure prise.

 

 

En l’espèce, la juridiction a considéré que la décision de suspension était illégale, car si les faits étaient certes fautifs, ils n’étaient pas suffisamment graves pour justifier la mesure de suspension. Plus précisément, le juge s’est livré à une appréciation in concreto de la situation :

  • il a d’abord relevé que l’altercation n’avait pas empêché le bon déroulement du concert pédagogique par la suite, et que le concert n’avait au demeurant démarré qu’avec quelques minutes de retard ;
  • puis que malgré les propos tenus par l’agent, l’agent n’avait pas proféré de menaces ni ne s’était livré à des violences verbales à l’encontre de la régisseuse.

 

 

Le juge fait ainsi une distinction nette entre l’appréciation du caractère fautif des faits commis (ces agissements justifient-ils l’infliction d’une sanction disciplinaire ?) et la question de savoir si ces faits, même fautifs, justifient de prendre une mesure de suspension de fonctions. C’est dans cet esprit qu’il a ainsi écarté la circonstance que l’agent ne s’était pas rendu à la convocation fixée le jour même par sa hiérarchie. En effet, si ce comportement, ajouté aux autres relevés à l’encontre de l’agent, marquait effectivement bien une faute professionnelle de sa part, cela n’en faisait pas pour autant quelque chose de grave justifiant d’écarter l’agent du service.

 

En conclusion, le fait pour un employeur public de pouvoir sans crainte envisager une sanction à l’encontre d’un agent ne veut donc pas dire qu’il est légalement possible de décider également d’une mesure de suspension de fonctions. Le critère de gravité, joint à celui de la vraisemblance, doivent être les seuls prismes d’appréciation pour l’administration.